Brouillards d'automne
par: Hélène
Léveillée
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Alain
Bellemare
59,35
ARPENTS
Ti-Paul commençait toujours par lui donner une ration de grain et de foin, à sa vachette adorée, pour la garder tranquille pendant qu’elle serait occupée à manger. Nul autre que lui n’avait le droit d’y toucher, à sa gamine!
Il s’installait alors sans crainte sous elle, car elle était fort bien disposée à se faire traire maintenant qu’elle se remplissait la panse, la gloutonne! Il s’asseyait sur un petit banc de bois muni d’une seule patte, lavait amoureusement les trayons à l’eau savonneuse, les asséchait ensuite avec douceur à l’aide d’un linge, installait sa chaudière avec délicatesse sous la grosse mamelle pendante pour ne pas la déranger, et se mettait, finalement, à tirer amoureusement sur les pis, un dans chaque main, au son de la musique rythmée que faisait le lait qui giclait fort dans le sceau à chaque pression descendante de ses petits doigts agiles… et de celles de ses frères plus chevronnés qu’il ne l’était.
Chaque chaudière de métal était un Stradivarius de tôle galvanisée qui émettait un son propre, unique… magnifique! Ces canisses-là, presque tous les cultivateurs avoisinants en étaient jaloux et voulaient les posséder à cause de la qualité de leur timbre incomparable!... C’était presque de l’or en fer blanc pour les voisins du rang!
Bien campés sous les vaches, les mouvements saccadés de ses frères était porteur de sens, de temps musical… mesurés d’abord… limpides par la suite… puis brouillés par l’écume… quasi intarissables! Une octave était augmentée, diminuée ou même doublée et résonnait différemment d’une chaudière à l’autre selon qu’elle soit remplie au tiers, à la moitié, au quart ou pas du tout. Son frère Vianney, l’un des plus vieux de la famille, augmentait la difficulté en utilisant deux chaudières aux tonalités différentes sous ses trayons, mariant ainsi les demi-tons de l’échelle diatoniques comme le virtuose de l’accordéon qu’il était aussi…
Le tempo accablant des frères de papa, concertistes plus expérimentés qu’il ne l’était lui-même, allait, joyeusement, de la double à la quadruple croche en crescendo. On aurait dit un duo infernal, une folle farandole à coups de notes musicales lactées que s’envoyaient ses frères par la tête, qui présageait le vainqueur de cette course : qui viderait le plus rapidement la bedondaine de son instrument à corne?… C’était la Valse minute de Chopin en trente secondes! Un concerto de Rachmaninov en coup de vent!... Et, la minute suivante, ce serait au tour de la prochaine bedaine à lait de se laisser vider en chantant! |