Alain
Bellemare
Lève-toi
et marche...
ou
crève!
Les
aventures d'un Pied-Noir en Algérie
Extrait
du roman (4e)
Je descendais paisiblement les dalles en humant l'air chargé du parfum
des fleurs
Je cherchais du regard mes copains. J'avais hâte de retrouver
Ariane
J'avais le coeur à la fête juste à la retrouver!
De chaque côté de la promenade, il y avait des hôtels intimes,
des restaurants chaleureux réputés pour leurs fruits de mer, et
des cafés sympathiques. Des tables et des chaises couraient sur le bord
des allées et sous les arbres
. C'était pour ceux qui aimaient
prendre un verre en humant le doux parfum des jardins fleuris.
Le soleil, qui s'étirait depuis longtemps, allait s'abîmer en mer.
J'avais finalement repéré mes amis : Salvatore qui était
menuisier pour un entrepreneur concurrent, Tic-Tac qui travaillait comme dessinateur
industriel, et Lucky qui était dans les CRS. Ariane s'est pendue à
mon cou
Elle me bécotait, inlassablement, et mordillait mon oreille
avide de morsures amoureuses.
Nous déambulions ensemble sur le large trottoir qui bordait les commerces
Il y avait foule. Je profitais des derniers rayons orangers qui s'escrimaient
sur les flots. Quelques jeunes femmes nous suivaient derrière, à
distance respectueuse, et semblaient prier, je sais quel dieu païen de l'amour.
Mes copains se retournaient parfois pour leur faire un petit clin d'il.
Salvatore leur faisait les yeux doux. Je me suis retenu
J'étais maintenant
avec Ariane! Les filles se mettaient alors à pouffer de rire, battaient
du cil nerveusement, et se cachaient la bouche d'une main humide et tremblotante.
Un petit cireur de souliers arabe prenait la poudre d'escampette de l'autre côté
du mail piétonnier
Ça m'a intrigué!
Il avait
peut-être pas remis la monnaie et se sauvait avec toute l'oseille
Il avait une dizaine d'années au plus
avec le traditionnel coffret
à brosses et cires dans la main. Il a renversé une table et des
passants au passage. L'instant d'après, j'ai cru apercevoir une boulette
foncée de la grosseur d'une pomme
Elle roulait gauchement sous les
tables du café voisin. Les chocs métalliques répétés
semblaient se rapprocher rapidement. Comme une boule de pétanque qui débarque
sur le cochonnet! Après une brève hésitation, je me suis
jeté sur Ariane et j'ai crié avec toute la force de ma voix : "
grenaaaade! "
J'avais hurlé ces trois syllabes de mort
Couché sur Ariane,
je voyais l'explosif enrubanné de métal qui glissait sur les pierres
lisses de l'allée
La grenade faisait des tonneaux sur elle-même
et s'est arrêtée sur le muret d'accotement du trottoir tout proche.
Mon meilleur ami Salvatore, encore occupé à détailler
les filles ou sous le coup de la surprise, a laissé échapper ce
mot : " Hein! "
Comme il prononçait cette seule et ultime interjection, une forte détonation
ébranlait l'artère pied-noir. Ariane a pas été blessée
Mais mon ami Salvatore a été touché! Il a pris au front un
tout petit éclat de rien du tout
à peine gros comme l'ongle
de mon auriculaire!
Il a tout déchiré dans son crane et s'est
frayé un passage pour sortir par la nuque.
Une minuscule gouttelette écarlate teignait à peine sa crinière
châtaine. J'avais entendu qu'une languissante exclamation de surprise
Un dernier souffle l'abandonnait déjà. Sa poitrine était
crispée par la douleur d'une mort injuste. Je le tenais dans mes bras
Tout contre moi
Comme pour repousser l'inévitable!
Son coeur
palpitait encore. Ma main rougissait de plus en plus
J'ai réalisé
la gravité de sa blessure.
-
Reste éveillé, Salvatore. Ferme pas les yeux! Ferme surtout pas
les yeux! On va t'emmener à l'hôpital, avais-je imploré
Je le secouais,
doucement
pour l'obliger à rester avec nous
avec moi! Pour
l'empêcher de sombrer dans les bras de Morphée
Mais le sang s'échappait maintenant de son nez
Sa bouche, encore
ouverte, était tordue par la dernière syllabe d'un dialecte à
la phonétique imprononçable
Elle semblait venir de l'au-delà
: " Oooooohhh! "
C'était déjà fini!
Une morsure ironique avait pris possession de ses lèvres entr'ouvertes
Quand la vie nous sourit pas et qu'on doit mourir
la seule réponse
possible, c'est de lui sourire! La mort, c'est injuste lorsqu'on a que vingt-deux
années à peine. Et la mort
je la connaissais bien!
Je
l'avais vue en action, la salope!
Elle venait de moissonner mon meilleur
ami. Un Pied-Noir de Bône comme moi!
Il y a eu soudain des cris et des hurlements dans la foule. Il est fort probable
que ça criait et chialait depuis un bon moment déjà
Mais comme j'étais occupé avec Salvatore, je l'avais pas encore
réalisé. J'ai levé la tête
Une bonne douzaine
de Pieds-Noirs se tordait sur l'arcade
Dans un rayon d'une trentaine de
mètres, l'engin meurtrier avait transpercé des corps
et bouleversé
nos vies à jamais!
D'un commun accord, sans qu'un seul cri de ralliement soit prononcé, tous
les Pieds-Noirs de l'allée se sont mis à pourchasser les Arabes
qui erraient aux alentours. Une affreuse chasse aux ratons, s'en est suivie. Une
" ratonnade " qu'on appelait ça! En un instant de pure folie,
le QI collectif des Bônois a régressé à zéro!
J'ai abandonné Ariane, les morts et les blessés
et je me suis
mis en quête de chair humaine arabe avec Tic-Tac et Lucky
Les hommes
frappaient à coups de panards, à coups de chaises, de pattes de
table, et à coups de couteaux. Adam, un colosse de près de deux
mètres, avait été épargné par la détonation.
Il avait eu la frousse de sa vie!
Il a empoigné un frêle arabe
d'un mètre cinquante, l'a levé de terre d'un seul bloc et a éclaté
sa tête contre un noeud de chêne liège après une giration...
Un pauvre type à bicyclette, qui traînait par-là et qui revenait
sûrement de son travail sous-payé, était pas allé bien
loin. Les femmes, par dizaine, l'ont couché par terre et se sont mises
à l'écraser avec les aiguilles effilées de leur soulier.
Elles ont mis l'innocent terroriste en charpie.
Après une brève accalmie provoquée par la fatigue, l'écoeurement,
ou le manque de martyrs muslis, on s'est enfin organisé avec d'autres copains